The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Sous les tours de béton de la Défense,
dans les sous-sols de la tour Pacific,
dansaient les arabes.
Note de la rédaction : à la demande de l'auteur, certaines sections ont été expurgées.
J’ai rencontré ████, 55 ans, à Paris lors d’un déménagement. Il m’a demandé si je sortais à Paris et si oui, si je n’avais pas de problème à sortir. Il m’a raconté qu’à son époque c’était impossible pour un rebeu de banlieue d’entrer dans les boîtes de nuit intra-muros de Paris. Notre conversation a très vite dévié sur la ségrégation raciale et sociale qui opère dans la nuit parisienne. Il a alors commencé à me raconter l’histoire du Pacific Club, première boîte de nuit à avoir accueilli un public de fils et filles d’immigrés. Le Pacific a été le premier club à proposer de la musique hip-hop, soul puis R&B dans les années 1980. Le Pacific Club se situait sous les tours de la Défense, en dehors de Paris. Le symbole d’une boîte de nuit sous les tours des hommes d’affaires est frappant.
On s’est retrouvés plusieurs fois pour parler de sa jeunesse, des années 80, de la montée du Front National1 en France, du Pacific Club qui était devenu un refuge pour lui et ses amis, un lieu pour eux. Je travaille actuellement sur un documentaire intitulé Pacific Club autour du personnage de ████, de ses amis, et de ce lieu iconique disparu dans le sous-sol de la Défense. Le documentaire parle aussi de ce que ████ appelle le “génocide de l’héroïne” qui a eu lieu dans les banlieues de Paris à l’époque. Il se souvient avec tristesse de beaucoup de ses amis décédés d’overdose dans l’indifférence du gouvernement français. Il affirme que la police aidait les dealers la plupart blancs à vendre de l’héroïne aux habitants des banlieues pour qu’ils puissent “mourir rapidement.” Il se souvient aussi que des groupuscules fascistes les attaquaient en groupe, une période sombre où le Pacific s’est transformé en refuge.
Après le Pacific Club, d’autres boîtes ont ouvert dans les années 1990 comme le Galaxy Club qui était à Sentier, La Main Jaune, le Midnight, ou encore le Fun Raï. Ces lieux ont laissé très peu de traces, que ce soit dans les travaux universitaires ou dans les archives internet. La seule ressource sont les récits individuels de ces hommes et ces femmes qui dansaient au Pacific ou au Galaxy.
En 1982, François Mitterrand inaugure le projet de l’arche de la Défense, une arche qui sera « l’Arche de la fraternité ». Une arche pour tous, dans un quartier en pleine expansion. La France unie derrière une arche de béton, tous ensemble, utopie ratée et vouée à l’échec du parti socialiste français. Derrière ce nom quasi digne d’une science fiction sous acide de la gauche française, se cache une histoire oubliée, une histoire de danse, de sueur, d’arabes dans des sous-terrains, d’amours oubliés, d’utopies qui ne durent qu’une nuit, de l’histoire de femmes et d’hommes, de l’histoire de ████, entre autres.
L’histoire retiendra « 1982: Arche de la fraternité », mais je voudrais retenir « 1979: Pacific Club ». Deux mondes qui vivent sans se connaitre, l’un au dessus de l’autre, s’ignorant. Deux dimensions parallèles dont l’arche serait le portail.
Je pense immédiatement au film de Fritz Lang, Metropolis. Ensemble, construisons une arche de béton, un jardin des délices où nous pourrons nous prélasser. Vivons sur le dos des autres. J’imagine les hommes d’affaires en cravate à la Défense, marcher le pas vif, le talon de leur chaussure frappe le sol, et sous eux, dans les parkings, dans les sous-terrains, ceux qu’on ne veut jamais voir.
The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Le quartier de la Défense est un quartier d’affaires construit en dehors de Paris, dans la banlieue, avec comme objectif de concurrencer la City de Londres. On y retrouve des tours qui se rêvent Manhattan mais à Puteaux. L’une d’elle s’appelle La Pacific Tower, ou Tokyo Tower au moment de sa création au début des années 1980, conçue par l’architecte japonais Kisho Kurokawa. C’est une tour des plus basiques, aux formes géographiques classiques. Cette tour n’a rien de mémorable, elle abrite une banque et des grands groupes français. Tous les jours, des hommes et des femmes y entrent et sortent, en costard ou en tailleur. Ils travaillent puis s’en vont. Le soir venu, la tour se vide. Les dominants s’en vont. Le quartier de la Défense devient un quartier fantôme. Les monstres de la nuit peuvent enfin sortir.
Marc Augé dans son essai Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité propose une analyse de ces lieux si étranges que la « surmodernité » a créé - les parkings, les centres d’affaires, les aéroports, les centres commerciaux.2 Il définit la surmodernité par trois caractéristiques: la surabondance événementielle (en effet, l’époque actuelle produit un nombre croissant d’événements difficiles à interpréter), la surabondance spatiale (se déplacer très vite mais aussi l’omniprésence d’images), l’individualisation des références (volonté de chacun d’interpréter par lui-même les informations dont il dispose). Les non-lieux sont une conséquences de cette surmodernité. Ce sont des lieux qui ne marqueront pas l’Histoire, des lieux que les humains traversent, sans laisser de traces, sans raconter d’histoire, sans y faire leur vie. Ils consomment ou travaillent mais ne créent pas de récits. Dans 500 ans, il ne restera rien de la Défense, aucunes traces anthropologiques, que des morceaux de verre, du béton, des valises d’hommes d’affaires oubliées, des factures. Si tel est le cas, l’histoire du Pacific Club sera perdue aussi.
Mais la vision de Marc Augé a des limites. Sa vision fataliste de l’histoire et de la surmodernité me semble oublier un élément crucial qu’est la domination. Oui, il n’y aura aucunes traces du Pacific Club dans l’histoire officielle de la Défense, car l’histoire ne retient pas les récits des personnes minorisées, des personnes dominées. Il ne retient que l’histoire des grands récits nationaux. L’arche de la Défense a été construit pour le bicentenaire de la Révolution française pour symboliser l’utopie de la fraternité française. Mais la véritable utopie c’est celle de cette boîte de nuit. Le Pacific Club est une véritable hétérotopie,3 dans le sens de Foucault, c’est à dire un lieu utopique situé dans un non-lieu dans les termes d’Augé.
Ticket d’entrée au Pacific
L’histoire est toujours celle des dominants, des gagnants. Les businessmen de la Défense ne laisseront pas de traces, et c’est seulement d’eux qu’on se souvient lorsqu’on parle de la Défense. C’est la même chose lorsqu’on parle de l’histoire de la nuit parisienne dans les années 1980. Depuis quelques années, on a vu passer des articles et photos qui auréolent et fétichisent la nuit parisienne des années 1980, en montrant uniquement les Bains Douches. Ce club mythique a fait beaucoup parlé de lui et beaucoup de films et d’écrits ont valorisé une certaine histoire de la nuit parisienne, une histoire blanche, une histoire bien intra-muros, une histoire totalement dépolitisée, où le glamour et les photos à paillette font oublier le racisme et le classisme qui opéraient à l’entrée de ces boîtes et qui continue de sévir. Dans une émission diffusée par M6 dans les années 1990 intitulée Les boîtes de nuit parisiennes, un des videurs du Métropolis, plus grande boîte de nuit à l’époque, explique fièrement et sans complexe « Je vais pas critiquer les petits jeunes de banlieue mais bon la racaille on en veut pas ici ».4
Lorsqu’on cherche « club parisien 1980 » sur un moteur de recherche, on est inondé de photos de personnes célèbres, belles, la plupart du temps blanches. Mais où dansaient les autres? Où dansaient les corps non désirés? Les personnes qui étaient refoulées du Bain Douche? Les banlieusards? Les fils et filles d’immigrés?
████ avait 18 ans en 1986. Il a grandi dans une tour HLM du 19ème arrondissement. Ses frères, plus âgés que lui, sortaient déjà au Pacific Club dès sa création. ████ se souvient de voir ses frères enfiler des vestes de costume de Fursac et de vernir leurs chaussures Pierre Cardin avant de sortir, dans l’espoir de réussir à rentrer dans une boîte de nuit des Champs Elysées ou des grands boulevards, mais ils finissaient toujours à la Défense.
Le club se voulait diffèrent de ceux de Paris intra-muros, et surtout il voulait une musique différente. A l’époque les clubs parisiens et les radios françaises boudaient la musique venue des Etats-Unis, le soul, la funk, le R&B. Il fallait attendre de pouvoir sortir au Pacific pour entendre ce genre de musique.
████ ████ █ █ ████ █ ███, █ ███ ███ ███. ████ ███ ███ ███ ██████ █ ███ ███ ████ █ ████ (████ █ ███). █ ████ ██, ████ ███ █ █ ███ ███ █ █ ███ ██, █ ████ ████ ████ ████, ██ ███ █ ███ ██ █ ████ █ █, █ ████ ███. ████ ██████ █ ███ ███, █ ███) █ █████ █ ████ ██ █ ████ █ ████ █████. █ ███ ██ ███ █ « ██████ » █ █ ███ █ ███ ███: ███, ███. Cette génération des années 1980, nés au lendemain de la fin de la guerre d’Algérie, rêvait de s’intégrer en France sous l’arche de la Fraternité. Ils ont vite déchanter. ████ me raconte que le soir du nouvel an, pour ses 18 ans, ils étaient tous sortis dans l’espoir de danser. Aucune boîte ne voulait d’eux, ils se sont fait refouler, parfois violemment, des boîtes de nuit parisiennes. On ne voulait pas d’eux.
C’est seulement au Pacific qu’ils sortaient le week-end. La journée ils allaient au cinéma Le Rex, en passant par les portes de sécurité pour ne pas payer l’entrée. Puis il y avait un restaurant sur les grands boulevards qui servait des merguez-frites, c’était le repère des reurtis. Après le cinéma et la merguez, ils prenaient le métro jusqu’à la Défense, ou la voiture d’un de ses frères.
The Pacific Club, 2022. Captures d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
La Défense les week-ends était vide. Totalement abandonnée de ses hommes d’affaires. Tout se passait dans un sous-sol, sous la tour du Pacific. ████ █ █ ███ ████ █ ███ ███ █████. █ ████ ████ ███ ███ █ ████ ██ █ █████ ███-███. █ ███ ███ ████ ███ ███ ██. Il faut imaginer l’importance d’un club comme celui-ci à l’époque. C’était une véritable bouffée d’air frais pour les jeunes comme ████, c’était un endroit pour eux, où ils pouvaient danser sur la musique qu’ils aimaient, où tous les jeunes de banlieues se retrouvaient, du '92, '93, '94. C’était un espace qui ne pouvait exister qu’en banlieue, hors des murs protecteurs et étouffants de Paris. C’était un espace d’utopie et de rêves pour toute une génération, dans une France qui ignorait et refusait de voir cette jeunesse.
████ █ ██ ██ ██ ████, █ ████ ████ █ █ ████ █████ █ ████. La première, qui y faisait la fête pendant les années 80, a rapidement disparu avec les crises du Sida et de l’héroïne. ████ se souvient comment les choses ont changé après cette épidémie. Redoutant de finir comme leurs frères ainés, les jeunes arrêtèrent de toucher aux drogues. ██ ██ ██ ██ ██ ██ ██. █ ██ ███ ███ █ ████ █ █ ███ █ ████ ████ █████, █ ████ █ ████ ████. █ ████, █ ████, █ ████. █ ███ ████ █████ █ █████ █ █ ███ ████ █████ █ ███ ████ █ █ █ ███ █ █ ████. ████ █ ████ ██ ██ ████ ████.
Marc Augé avait tort, la Défense est chargée de plein d’histoires d’hommes et de femmes qui ont vécu, aimé là bas. Dans ce non-lieu. Mais quand je demande à ████ de me raconter son histoire, sa jeunesse au Pacific, il s’étonne. « Pourquoi s’intéresser à nous? On était des voyous c’est pas intéressant ». Les histoires s’oublient et s’effacent car on a cette conception personnelle que l’histoire doit être celle qui est officielle, celle qui devient mythologique et symbolique. On a intériorisé au fond de nous que ces histoires ne valent pas la peine d’être racontées. Pourtant l’histoire de la nuit parisienne s’est nourri de ces clubs, ████ █ ████ ██ ████ ███ ██ ███ █ ████ ███. █ ███, ███-███ ███ █████, █ ███ █ ███ █ ███ ███. █ █████ ██ ███ ███ ████ ██ ████ ████. █ ██ █ ███ █ ███ █ ███ █████ █████. █ █ ██ ████, ████, ███ ██ █ ███ █ █████ █ ███ ███ ███ █ ███ ███ ██ █ █████ █████, ██ ██ ███ ███ █ ██ █ ███ █ ███ ██-████ ████ ████.5 Dans les années 1990 d’autres clubs sont apparus comme le Fun Raï, première boîte de nuit parisienne à proposer une musique de Raï.6 Puis dans les années 2000, cette musique qui n’était écoutée et jouée que par la jeunesse de la banlieue parisienne a infiltré tous les clubs de la capitale.
████, sur la page YouTube des anciens du Pacific, commente « Le Pacific, ma jeunesse le dimanche après midi ont pensait qu’à ça toute la semaine fallait le combo 501 Weston dédicace à tous les mecs de Nanterre - pensez à Mounir mon poto mort si jeune ». ████ complète « Avec la golf cabriolet du Barry white et nous voila parti pour passé la soirée au pacifique ». N’ayant pas attendu qu’on s’intéresse à eux, qu’on se souvienne d’eux, les « anciens du pacific » comme ils aiment s’appeler ont créé un groupe YouTube et Facebook, où ils se partagent des souvenirs, des musiques de la période où ils dansaient sous la Défense.7
████ explique qu’une fois tous les ans, ils se réunissent dans une salle des fêtes en banlieue parisienne et passent de la musique et se retrouvent. C’est la preuve que quelque chose de très fort les a unis, c’est la preuve qu’ils ont décidé eux-mêmes que le Pacific devait vivre d’une manière ou d’une autre, même si le lieu a disparu. Le Pacific a pu survivre et continuer de bercer toute une génération grâce aux récits de ces personnes qui luttent d’une manière ou d’une autre contre l’oubli. Le Pacific n’est plus une hétérotopie dans le sens où il a disparu physiquement, mais il existe dans une réalité virtuelle que les anciens du Pacific ont su recréer. En tant que symbole, l’égalité française a besoin d’un monument comme l’Arche de la Défense pour convaincre le monde de son existence. Les anciens du Pacific n’ont pas besoin d’un tel monument—le leur, c’est cet espace.
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The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Né en France en 1991 de parents libanais et égyptiens, Valentin Noujaïm intègre en 2016 la Fémis, en département scénario dont il est diplômé en juillet 2020. Il réalise un documentaire - Avant d’oublier Heliopolis et un film expérimental - l’Etoile Bleue, soutenu par le Doha Film Institute et l’AFAC et présenté au Festival International Visions du Réel de Nyon (2020) en compétition internationale. Son premier court-métrage de fiction, Les Filles Destinées a reçu l’aide du CNC et est actuellement en post production. Dans ses projets de films et de vidéos, Valentin fait vivre des personnages marginaux, et étranges, dans un univers fantasmé, presque surréel, en mélangeant les formats (DV, 8mm, numérique, 3D). Son travail est transpercé de questions sociales et d’utopies. Il aime ainsi interroger les rapports de domination dans la société française contemporaine par le prisme de l’amour et de la révolution.
Traduction: Thomas Patier
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1 Aujourd’hui connu sous le nom Rassemblement national, Le Front national est un parti d’extrême droite fondé par Jean-Marie Le Pen en 1972.
2 Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. «La Librairie du xxe siècle», 1992.
3 Michel Foucault, « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, no 5 (1984) : 46-49.
4 M6, Les boîtes de nuit parisiennes : https://www.youtube.com/watch?v=3KYBx84wb-E (1’10’’)
5 ████ █ ██ ██ ██ ████
6 Le lieu a terminé tragiquement dans un règlement de compte en 1995 : https://www.vice.com/fr/article/3aqbvv/quand-la-guerre-du-rai-agitait-lile-de-france
7 Comme cette vidéo de « Dalida » sur YouTube, une ancienne habituée du Pacific : https://www.youtube.com/watch?v=dq7znp863Lc, ou encore cette musique de Raï : https://www.youtube.com/watch?v=Tbj-VKan3eI&list=OLAK5uy_kj1qJzS_eEukrNEgdprcRDTOr_plQmYtk&index=11
AINSI QUE:
Vincent Sermet, Les musiques soul et funk (Paris: L’Harmattan, 2008)
Bernard Bacos, Le Paris branché des années 1970: http://paris70.free.fr/
José-Louis Boquet, Philippe Pierre-Adolphe, Rap ta France (Paris: Flammarion, 1998)
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13 Mars 2022
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The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Sous les tours de béton de la Défense,
dans les sous-sols de la tour Pacific,
dansaient les arabes.
Note de la rédaction : à la demande de l'auteur, certaines sections ont été expurgées.
J’ai rencontré ████, 55 ans, à Paris lors d’un déménagement. Il m’a demandé si je sortais à Paris et si oui, si je n’avais pas de problème à sortir. Il m’a raconté qu’à son époque c’était impossible pour un rebeu de banlieue d’entrer dans les boîtes de nuit intra-muros de Paris. Notre conversation a très vite dévié sur la ségrégation raciale et sociale qui opère dans la nuit parisienne. Il a alors commencé à me raconter l’histoire du Pacific Club, première boîte de nuit à avoir accueilli un public de fils et filles d’immigrés. Le Pacific a été le premier club à proposer de la musique hip-hop, soul puis R&B dans les années 1980. Le Pacific Club se situait sous les tours de la Défense, en dehors de Paris. Le symbole d’une boîte de nuit sous les tours des hommes d’affaires est frappant.
On s’est retrouvés plusieurs fois pour parler de sa jeunesse, des années 80, de la montée du Front National1 en France, du Pacific Club qui était devenu un refuge pour lui et ses amis, un lieu pour eux. Je travaille actuellement sur un documentaire intitulé Pacific Club autour du personnage de ████, de ses amis, et de ce lieu iconique disparu dans le sous-sol de la Défense. Le documentaire parle aussi de ce que ████ appelle le “génocide de l’héroïne” qui a eu lieu dans les banlieues de Paris à l’époque. Il se souvient avec tristesse de beaucoup de ses amis décédés d’overdose dans l’indifférence du gouvernement français. Il affirme que la police aidait les dealers la plupart blancs à vendre de l’héroïne aux habitants des banlieues pour qu’ils puissent “mourir rapidement.” Il se souvient aussi que des groupuscules fascistes les attaquaient en groupe, une période sombre où le Pacific s’est transformé en refuge.
Après le Pacific Club, d’autres boîtes ont ouvert dans les années 1990 comme le Galaxy Club qui était à Sentier, La Main Jaune, le Midnight, ou encore le Fun Raï. Ces lieux ont laissé très peu de traces, que ce soit dans les travaux universitaires ou dans les archives internet. La seule ressource sont les récits individuels de ces hommes et ces femmes qui dansaient au Pacific ou au Galaxy.
En 1982, François Mitterrand inaugure le projet de l’arche de la Défense, une arche qui sera « l’Arche de la fraternité ». Une arche pour tous, dans un quartier en pleine expansion. La France unie derrière une arche de béton, tous ensemble, utopie ratée et vouée à l’échec du parti socialiste français. Derrière ce nom quasi digne d’une science fiction sous acide de la gauche française, se cache une histoire oubliée, une histoire de danse, de sueur, d’arabes dans des sous-terrains, d’amours oubliés, d’utopies qui ne durent qu’une nuit, de l’histoire de femmes et d’hommes, de l’histoire de ████, entre autres.
L’histoire retiendra « 1982: Arche de la fraternité », mais je voudrais retenir « 1979: Pacific Club ». Deux mondes qui vivent sans se connaitre, l’un au dessus de l’autre, s’ignorant. Deux dimensions parallèles dont l’arche serait le portail.
Je pense immédiatement au film de Fritz Lang, Metropolis. Ensemble, construisons une arche de béton, un jardin des délices où nous pourrons nous prélasser. Vivons sur le dos des autres. J’imagine les hommes d’affaires en cravate à la Défense, marcher le pas vif, le talon de leur chaussure frappe le sol, et sous eux, dans les parkings, dans les sous-terrains, ceux qu’on ne veut jamais voir.
The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Le quartier de la Défense est un quartier d’affaires construit en dehors de Paris, dans la banlieue, avec comme objectif de concurrencer la City de Londres. On y retrouve des tours qui se rêvent Manhattan mais à Puteaux. L’une d’elle s’appelle La Pacific Tower, ou Tokyo Tower au moment de sa création au début des années 1980, conçue par l’architecte japonais Kisho Kurokawa. C’est une tour des plus basiques, aux formes géographiques classiques. Cette tour n’a rien de mémorable, elle abrite une banque et des grands groupes français. Tous les jours, des hommes et des femmes y entrent et sortent, en costard ou en tailleur. Ils travaillent puis s’en vont. Le soir venu, la tour se vide. Les dominants s’en vont. Le quartier de la Défense devient un quartier fantôme. Les monstres de la nuit peuvent enfin sortir.
Marc Augé dans son essai Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité propose une analyse de ces lieux si étranges que la « surmodernité » a créé - les parkings, les centres d’affaires, les aéroports, les centres commerciaux.2 Il définit la surmodernité par trois caractéristiques: la surabondance événementielle (en effet, l’époque actuelle produit un nombre croissant d’événements difficiles à interpréter), la surabondance spatiale (se déplacer très vite mais aussi l’omniprésence d’images), l’individualisation des références (volonté de chacun d’interpréter par lui-même les informations dont il dispose). Les non-lieux sont une conséquence de cette surmodernité. Ce sont des lieux qui ne marqueront pas l’Histoire, des lieux que les humains traversent, sans laisser de traces, sans raconter d’histoire, sans y faire leur vie. Ils consomment ou travaillent mais ne créent pas de récits. Dans 500 ans, il ne restera rien de la Défense, aucunes traces anthropologiques, que des morceaux de verre, du béton, des valises d’hommes d’affaires oubliées, des factures. Si tel est le cas, l’histoire du Pacific Club sera perdue aussi.
The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
Mais la vision de Marc Augé a des limites. Sa vision fataliste de l’histoire et de la surmodernité me semble oublier un élément crucial qu’est la domination. Oui, il n’y aura aucunes traces du Pacific Club dans l’histoire officielle de la Défense, car l’histoire ne retient pas les récits des personnes minorisées, des personnes dominées. Il ne retient que l’histoire des grands récits nationaux. L’arche de la Défense a été construit pour le bicentenaire de la Révolution française pour symboliser l’utopie de la fraternité française. Mais la véritable utopie c’est celle de cette boîte de nuit. Le Pacific Club est une véritable hétérotopie,3 dans le sens de Foucault, c’est à dire un lieu utopique situé dans un non-lieu dans les termes d’Augé.
L’histoire est toujours celle des dominants, des gagnants. Les businessmen de la Défense ne laisseront pas de traces, et c’est seulement d’eux qu’on se souvient lorsqu’on parle de la Défense. C’est la même chose lorsqu’on parle de l’histoire de la nuit parisienne dans les années 1980. Depuis quelques années, on a vu passer des articles et photos qui auréolent et fétichisent la nuit parisienne des années 1980, en montrant uniquement les Bains Douches. Ce club mythique a fait beaucoup parlé de lui et beaucoup de films et d’écrits ont valorisé une certaine histoire de la nuit parisienne, une histoire blanche, une histoire bien intra muros, une histoire totalement dépolitisée, où le glamour et les photos à paillette font oublier le racisme et le classisme qui opéraient à l’entrée de ces boîtes et qui continue de sévir. Dans une émission diffusée par M6 dans les années 1990 intitulée Les boîtes de nuit parisiennes, un des videurs du Métropolis, plus grande boîte de nuit à l’époque, explique fièrement et sans complexe « Je vais pas critiquer les petits jeunes de banlieue mais bon la racaille on en veut pas ici ».4
Ticket d’entrée au Pacific
L’histoire est toujours celle des dominants, des gagnants. Les businessmen de la Défense ne laisseront pas de traces, et c’est seulement d’eux qu’on se souvient lorsqu’on parle de la Défense. C’est la même chose lorsqu’on parle de l’histoire de la nuit parisienne dans les années 1980. Depuis quelques années, on a vu passer des articles et photos qui auréolent et fétichisent la nuit parisienne des années 1980, en montrant uniquement les Bains Douches. Ce club mythique a fait beaucoup parlé de lui et beaucoup de films et d’écrits ont valorisé une certaine histoire de la nuit parisienne, une histoire blanche, une histoire bien intra-muros, une histoire totalement dépolitisée, où le glamour et les photos à paillette font oublier le racisme et le classisme qui opéraient à l’entrée de ces boîtes et qui continue de sévir. Dans une émission diffusée par M6 dans les années 1990 intitulée Les boîtes de nuit parisiennes, un des videurs du Métropolis, plus grande boîte de nuit à l’époque, explique fièrement et sans complexe « Je vais pas critiquer les petits jeunes de banlieue mais bon la racaille on en veut pas ici ».4
Lorsqu’on cherche « club parisien 1980 » sur un moteur de recherche, on est inondé de photos de personnes célèbres, belles, la plupart du temps blanches. Mais où dansaient les autres? Où dansaient les corps non désirés? Les personnes qui étaient refoulées du Bain Douche? Les banlieusards? Les fils et filles d’immigrés?
████ avait 18 ans en 1986. Il a grandi dans une tour HLM du 19ème arrondissement. Ses frères, plus âgés que lui, sortaient déjà au Pacific Club dès sa création. ████ se souvient de voir ses frères enfiler des vestes de costume de Fursac et de vernir leurs chaussures Pierre Cardin avant de sortir, dans l’espoir de réussir à rentrer dans une boîte de nuit des Champs Elysées ou des grands boulevards, mais ils finissaient toujours à la Défense.
Le club se voulait diffèrent de ceux de Paris intra-muros, et surtout il voulait une musique différente. A l’époque les clubs parisiens et les radios françaises boudaient la musique venue des Etats-Unis, le soul, la funk, le R&B. Il fallait attendre de pouvoir sortir au Pacific pour entendre ce genre de musique.
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C’est seulement au Pacific qu’ils sortaient le week-end. La journée ils allaient au cinéma Le Rex, en passant par les portes de sécurité pour ne pas payer l’entrée. Puis il y avait un restaurant sur les grands boulevards qui servait des merguez-frites, c’était le repère des reurtis. Après le cinéma et la merguez, ils prenaient le métro jusqu’à la Défense, ou la voiture d’un de ses frères.
Quand Karim a pu commencer à sortir, la mode avait changé. Karim faisait partie d’un mouvement de mode qu’on appelait les REURTI (Tireurs en verlan). Les vendredi soir, Karim enfilait un col roulé blanc de la marque Lois, des adidas Achille couleur tobacco, une main de fatma avec une chaîne en or, un pantalon ample. Véritable personnage de Jean Genet, il passait ses week-ends à trainer dans le quartier des grands boulevards. Ils étaient une bande de « banlieusards » qui ne rêvaient que d’une chose: danser, s’amuser. Cette génération des années 1980, nés au lendemain de la fin de la guerre d’Algérie, rêvait de s’intégrer en France sous l’arche de la Fraternité. Ils ont vite déchanter. Karim me raconte que le soir du nouvel an, pour ses 18 ans, ils étaient tous sortis dans l’espoir de danser. Aucune boîte ne voulait d’eux, ils se sont fait refouler, parfois violemment, des boîtes de nuit parisiennes. On ne voulait pas d’eux.
C’est seulement au Pacific qu’ils sortaient le week-end. La journée ils allaient au cinéma Le Rex, en passant par les portes de sécurité pour ne pas payer l’entrée. Puis il y avait un restaurant sur les grands boulevards qui servait des merguez-frites, c’était le repère des reurtis. Après le cinéma et la merguez, ils prenaient le métro jusqu’à la Défense, ou la voiture d’un de ses frères.
The Pacific Club, 2022. Captures d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
La Défense les week-ends était vide. Totalement abandonnée de ses hommes d’affaires. Tout se passait dans un sous-sol, sous la tour du Pacific. ████ █ █ ███ ████ █ ███ ███ █████. █ ████ ████ ███ ███ █ ████ ██ █ █████ ███-███. █ ███ ███ ████ ███ ███ ██. Il faut imaginer l’importance d’un club comme celui-ci à l’époque. C’était une véritable bouffée d’air frais pour les jeunes comme ████, c’était un endroit pour eux, où ils pouvaient danser sur la musique qu’ils aimaient, où tous les jeunes de banlieues se retrouvaient, du '92, '93, '94. C’était un espace qui ne pouvait exister qu’en banlieue, hors des murs protecteurs et étouffants de Paris. C’était un espace d’utopie et de rêves pour toute une génération, dans une France qui ignorait et refusait de voir cette jeunesse.
████ █ ██ ██ ██ ████, █ ████ ████ █ █ ████ █████ █ ████. La première, qui y faisait la fête pendant les années 80, a rapidement disparu avec les crises du Sida et de l’héroïne. ████ se souvient comment les choses ont changé après cette épidémie. Redoutant de finir comme leurs frères ainés, les jeunes arrêtèrent de toucher aux drogues. ██ ██ ██ ██ ██ ██ ██. █ ██ ███ ███ █ ████ █ █ ███ █ ████ ████ █████, █ ████ █ ████ ████. █ ████, █ ████, █ ████. █ ███ ████ █████ █ █████ █ █ ███ ████ █████ █ ███ ████ █ █ █ ███ █ █ ████. ████ █ ████ ██ ██ ████ ████.
Marc Augé avait tort, la Défense est chargée de plein d’histoires d’hommes et de femmes qui ont vécu, aimé là bas. Dans ce non-lieu. Mais quand je demande à ████ de me raconter son histoire, sa jeunesse au Pacific, il s’étonne. « Pourquoi s’intéresser à nous? On était des voyous c’est pas intéressant ». Les histoires s’oublient et s’effacent car on a cette conception personnelle que l’histoire doit être celle qui est officielle, celle qui devient mythologique et symbolique. On a intériorisé au fond de nous que ces histoires ne valent pas la peine d’être racontées. Pourtant l’histoire de la nuit parisienne s’est nourri de ces clubs, ████ █ ████ ██ ████ ███ ██ ███ █ ████ ███. █ ███, ███-███ ███ █████, █ ███ █ ███ █ ███ ███. █ █████ ██ ███ ███ ████ ██ ████ ████. █ ██ █ ███ █ ███ █ ███ █████ █████. █ █ ██ ████, ████, ███ ██ █ ███ █ █████ █ ███ ███ ███ █ ███ ███ ██ █ █████ █████, ██ ██ ███ ███ █ ██ █ ███ █ ███ ██-████ ████ ████.5 Dans les années 1990 d’autres clubs sont apparus comme le Fun Raï, première boîte de nuit parisienne à proposer une musique de Raï.6 Puis dans les années 2000, cette musique qui n’était écoutée et jouée que par la jeunesse de la banlieue parisienne a infiltré tous les clubs de la capitale.
████, sur la page YouTube des anciens du Pacific, commente « Le Pacific, ma jeunesse le dimanche après midi ont pensait qu’à ça toute la semaine fallait le combo 501 Weston dédicace à tous les mecs de Nanterre - pensez à Mounir mon poto mort si jeune ». ████ complète « Avec la golf cabriolet du Barry white et nous voila parti pour passé la soirée au pacifique ». N’ayant pas attendu qu’on s’intéresse à eux, qu’on se souvienne d’eux, les « anciens du pacific » comme ils aiment s’appeler ont créé un groupe YouTube et Facebook, où ils se partagent des souvenirs, des musiques de la période où ils dansaient sous la Défense.7
████ explique qu’une fois tous les ans, ils se réunissent dans une salle des fêtes en banlieue parisienne et passent de la musique et se retrouvent. C’est la preuve que quelque chose de très fort les a unis, c’est la preuve qu’ils ont décidé eux-mêmes que le Pacific devait vivre d’une manière ou d’une autre, même si le lieu a disparu. Le Pacific a pu survivre et continuer de bercer toute une génération grâce aux récits de ces personnes qui luttent d’une manière ou d’une autre contre l’oubli. Le Pacific n’est plus une hétérotopie dans le sens où il a disparu physiquement, mais il existe dans une réalité virtuelle que les anciens du Pacific ont su recréer. En tant que symbole, l’égalité française a besoin d’un monument comme l’Arche de la Défense pour convaincre le monde de son existence. Les anciens du Pacific n’ont pas besoin d’un tel monument—le leur, c’est cet espace.
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Traduction: Thomas Patier
The Pacific Club, 2022. Capture d'écran. Courtesy Valentin Noujaïm
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Né en France en 1991 de parents libanais et égyptiens, Valentin Noujaïm intègre en 2016 la Fémis, en département scénario dont il est diplômé en juillet 2020. Il réalise un documentaire - Avant d’oublier Heliopolis et un film expérimental - l’Etoile Bleue, soutenu par le Doha Film Institute et l’AFAC et présenté au Festival International Visions du Réel de Nyon (2020) en compétition internationale. Son premier court-métrage de fiction, Les Filles Destinées a reçu l’aide du CNC et est actuellement en post production. Dans ses projets de films et de vidéos, Valentin fait vivre des personnages marginaux, et étranges, dans un univers fantasmé, presque surréel, en mélangeant les formats (DV, 8mm, numérique, 3D). Son travail est transpercé de questions sociales et d’utopies. Il aime ainsi interroger les rapports de domination dans la société française contemporaine par le prisme de l’amour et de la révolution.
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1 Aujourd’hui connu sous le nom Rassemblement national, Le Front national est un parti d’extrême droite fondé par Jean-Marie Le Pen en 1972.
2 Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. «La Librairie du xxe siècle», 1992.
3 Michel Foucault, « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, no 5 (1984) : 46-49.
4 M6, Les boîtes de nuit parisiennes : https://www.youtube.com/watch?v=3KYBx84wb-E (1’10’’)
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6 Le lieu a terminé tragiquement dans un règlement de compte en 1995 : https://www.vice.com/fr/article/3aqbvv/quand-la-guerre-du-rai-agitait-lile-de-france
7 Comme cette vidéo de « Dalida » sur YouTube, une ancienne habituée du Pacific : https://www.youtube.com/watch?v=dq7znp863Lc, ou encore cette musique de Raï : https://www.youtube.com/watch?v=Tbj-VKan3eI&list=OLAK5uy_kj1qJzS_eEukrNEgdprcRDTOr_plQmYtk&index=11
AINSI QUE:
Vincent Sermet, Les musiques soul et funk (Paris: L’Harmattan, 2008)
Bernard Bacos, Le Paris branché des années 1970: http://paris70.free.fr/
José-Louis Boquet, Philippe Pierre-Adolphe, Rap ta France (Paris: Flammarion, 1998)
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13 Mars 2022
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